Une pensée sur la Mémoire et l'éducation
Sam Braun n’a eu de cesse, notamment dans la dernière partie de sa vie, d’écrire et de communiquer, ce qu’il a vécu, d’en exprimer à sa manière une philosophie personnelle, à la fois pour gouverner sa propre vie et inciter des lecteurs ou auditeurs à bien réfléchir à quelques questions d’importance pour guider tout autant la leur : la mémoire et la transmission dans leurs différentes acceptions, d’abord et avant tout, mais aussi le pardon, le bonheur, la fraternité et bien d’autres dimensions de la vie et de notre histoire.
Lisons et relisons Sam Braun.
Testament philosophique des anciens déportés d'Auschwitz
Par Sam Braun
Pour l’Union des Déportes d’Auschwitz et des camps de Haute Silésie
Hôtel de Ville de Paris - 24 janvier 2010
Il y a soixante cinq ans se sont ouvertes, enfin, les portes d’un enfer où tant de compagnons sont morts après d’atroces souffrances, morts sans sépulture, morts que personne ne pleure car personne ne leur a survécu.
Soixante cinq ans ! C’est long soixante cinq ans, tu sais, mais à la fois c’est si court puisque le souvenir de tout ce que nous avons vécu là-bas, à Auschwitz, ne nous quitte jamais ! Tout ce qui maintenant est décrit dans les livres et appartient au passé, est notre présent quotidien. Si apparemment nous sommes tous redevenus des êtres normaux, nous ne le sommes que pour les autres car notre cœur ne cesse de saigner. Nos souffrances se sont un peu cicatrisées, mais la cicatrice qu’elles ont laissée reste pour nous si visible qu’elle nous fait encore bien mal, saigne souvent et même parfois pleure de grosses larmes de sang
C’est long, tu sais, soixante cinq ans, mais c’est si court quand on les vit toujours là-bas, en Haute Silésie où il faisait si froid.
"La Mémoire. Pourquoi ?", le 21 Avril 2000
Il y a quelques mois, des élèves de plusieurs écoles sont venus avec leurs professeurs visiter ce que fut le camp de Drancy dans lequel étaient regroupés tous les juifs arrêtés en France avant leur transfert vers Auschwitz. Je les ai accueillis en leur disant : "On vous a fait venir ici, mes enfants, pour voir le camp de Drancy, … et pourtant il n'y a rien à voir".
Il n'y a effectivement rien à voir. Et nombreux sont les gens qui ignorent même que des dizaines de milliers de personnes, femmes, enfants, vieillards ont vécu-là leurs dernières heures et pour lesquels ce “ camp de regroupement ” était l’antichambre de la mort par le gaz et de leur disparition à tout jamais dans des fours crématoires.
"Nous ne sommes pas des vivants comme les autres, nous sommes des survivants", le 24 Janvier 2010
Il fut retrouvé, peu de temps après avoir été coupé en trois morceaux, mais quand nous avons appris le vol du fronton du portail d'Auschwitz, toutes les images du camp, une fois de plus, se sont imposées à nous et nous avons été nombreux, devant la profanation de ce symbole devenu sacré car gardien de l'entrée d'un immense cimetière, sans pierre tombale, sans sépulture, sans linceul, nous avons été nombreux à l'avoir vécu comme une espèce de viol.
Viol de la mémoire de ceux qui tous les jours rêvaient de la liberté, si lointaine, là-bas, de l'autre côté du fronton et essayaient de survivre malgré l'inhumanité et la barbarie, la violence et l'indicible ; viol de tous les martyrs qui n'ont franchi le portail qu'une seule fois, puisque leurs assassins les attendaient près d'une fausse salle de douche ; viol de nos familles qui ont été décimées, de tous ceux qui n'ont laissé personne derrière eux et dont le nom s'est éteint, alors que s'allumaient les fours crématoires ; viol de tous les enfants dont le sourire était la seule arme.
"Le pardon est-il possible ?", le 30 Octobre 2010
Le pardon, vaste question sur laquelle se sont penchés tant de grands esprits, que vous pardonnerez la prudence avec laquelle je vais l'aborder.
Le pardon, ce sentiment étrange, est-il possible, est-il accessible aux êtres humains, ou n'est-il pas du seul domaine de l'imaginaire, comme une espèce de sentiment onirique, toujours recherché, toujours espéré, mais jamais atteint ?
"Drancy", le 20 mars 2004
Trente ans, il m’a fallu attendre trente ans avant de pouvoir revenir ici, trente ans pendant lesquels j’ai essayé d’occulter Drancy. Je refusais de revenir dans ce lieu, que je voulais irréel et dans lequel des gens de toutes conditions, religieux ou agnostiques, ont été entassés, comme des sous-hommes du fait de leur culture. Car ils avaient commis un pêché, tous ces gens réunis là, ils avaient commis le simple pêché de vivre.
"Hommage au professeur Robert WAITZ"
Nous étions en plein hiver, il faisait très froid, le thermomètre affichait peut-être moins quinze degrés sous le zéro, et un vent glacial soufflait sans cesse. J'étais frigorifié dans mes vêtements rayés trop légers et comme je n'avais plus de chiffons pour les envelopper, mes pieds étaient nus dans les galoches à semelles de bois.
Le déporté dans son rôle de témoin et de porteur d'histoire. Sam Braun (Octobre 2004)
Au fur et à mesure que je réfléchissais à ma conférence de ce matin et que j'abordais certains de ses aspects pour en débattre avec vous, au fur et à mesure que mon intervention prenait corps et que j'évoquais en mon souvenir mes nombreuses interventions dans les établissements scolaires où j'essaye, avec plus ou moins de bonheur, de donner aux enfants avec l' amour de la vie, l 'art de vivre ensemble, je suis arrivé à la conviction que la mémoire de ce que nous avons supporté dans les camps, la part de cette mémoire que nous devons transmettre comme témoins, ne doit pas se limiter à conter la quotidienneté du passé mais doit s'inscrire dans un projet d'avenir .
Il faut laisser aux historiens le soin d'écrire l'histoire puisque les témoins, trop impliqués dans les évènements qu'ils ont vécus n'ont pas le recul nécessaire pour se substituer aux professionnels de l’histoire.